Entrevista con la poeta

DENISE DESAUTELS, Canadá

realizada por Louise Gagnon

 





Black Words 

negras palabras

Paso de Barca 2013





Louise Gagnon: Votre écriture constitue en grande partie un travail sur la mémoire. Comment s’inscrit la part autobiographique dans la mise en forme de l’œuvre ?



Denise Desautels: Longtemps effrayée par cette place importante qu’occupe l’auto­biographie dans ma démarche d’écrivaine, j’ai fini par l’accepter, par comprendre aussi qu’elle se retrouvait dans des œuvres qui stimulaient ma pensée et mon écriture, chez Marguerite Duras ou Thomas Bernhard, par exemple ; par comprendre surtout que ma vie intime, dégagée de ses caractéristiques trop personnelles, plutôt considérée comme un lieu secret, profondément humain, où de multiples mémoires s’affrontent et se con­frontent, que cette vie intime donc, la mienne, ressemblait étrangement à beau­coup d’autres. Ni mes grandeurs ni mes misères ne m’appartiennent en propre. En fait, c’est à cette humanité souvent inhumaine, fragile, frileuse, inconséquente, que je m’intéresse en écriture, à partir d’un lieu précis, le mien, c’est-à-dire celui qui m’est le plus facile­ment accessible. C’est là que se situent mon engagement et mon utopie. J’ai toujours envie de croire en un monde nouveau dans lequel circuleraient des milliers et des mil­liers d’intimités, ouvertes et libres, délestées de leur poids de petitesse et d’intolérance. Une image heureuse me poursuit: l’humanité tout entière se déplace naturellement, quelques centimètres au-dessus du sol, pendant que la Terre tourne autour d’elle, avec plus de lenteur, de douceur, devenant ainsi presque habitable. «Il faut des urgences pour ne pas mourir, pour passer dans le clan des sirènes et des aurores boréales», comme l’écrivait Nicole Brossard, il y a déjà quelques décennies. Certains jours, une phrase comme celle-là réussit à déplacer mon inquiétude, à me convaincre de l’existence d’une petite lumière égarée dans des galeries souterraines et de l’urgence d’aller vers elle, même à tâtons, en archéologue de l’intime… accompagnée également par cette autre phrase, cette fois d’Albert Camus, «Il faut imaginer Sisyphe heureux.»


Étrange que, dans Negras palabras, les pages extraites de Tombeau de Lou soient les seules à faire directement référence à l’autobiographie et, par le fait même, les seules à mettre en scène mes tiraillements intérieurs… en ce qui concerne la petite et la grande histoire. Tout le reste de l’anthologie – est-ce un choix inconscient qui se serait imposé à moi à cause de la traduction ? – est traversé, habité par le monde. J’y reviendrai.



L.G.: Que pouvez-vous nous dire sur le motif de la couleur noire, récurrent dans votre œuvre ?



D.D.: Que, pour le moment, même après plus de 40 ans d’écriture et malgré l’utopie dont je viens de parler, j’en suis encore à me promener le plus souvent du côté de l’ombre, de ce que Saint-Denys Garneau nommait – c’est le titre de l’une des parties de Regards et Jeux dans l’espace – «De gris en plus noir».


J’ai été enfant et jeune adolescente dans le Québec de la grande noirceur, où le Moyen Âge, complètement anachronique, sévissait en­core. Après 1960, et en quelques années seulement, tout sera bouleversé. Le Québec entrera à toute vitesse dans son siècle, poli­tiquement, économiquement, sociologiquement. Dans les arts et en littérature, tout ce qui était souterrain explosera. C’est dans ce contexte, que j’arrive à l’écriture. Or, j’y arrive, solitaire et sans aucune précocité — mon premier livre est édité l’année où j’ai trente ans. Malgré la conscience que j’ai de ce qui vient de se passer, de tout ce qui a continué de s’inventer autour de moi, je suis restée un peu en retrait de cette ébullition, toujours aux prises avec la noirceur pesante de mon enfance, ce non-dit, cette culpabi­lité et cette rage, qu’expriment magnifiquement France Théoret dans Nous parlerons comme on écrit et Michel Tremblay dans son Albertine en cinq temps; aux prises aussi et surtout avec tous ces morts, une dizaine environ en dix ans, dont on ne m’a pas appris à faire le deuil. Mon père, le premier. Des morts auxquels nous pouvions nous adresser, qui veil­laient sur nous, nous protégeaient — dans mon récit Ce fauve, le Bonheur, je les ap­pelle­rai âmes voyageuses —, que nous rejoindrions un jour. Au départ, j’ai donc écrit à partir de là, de cette noirceur-là, la mienne, sorte de microcosme dans lequel ont été vécues jusqu’à l’absurde les valeurs jansénistes du Québec d’avant 1960. Je n’ai pas eu le choix de me souvenir ou pas. Et, parce que j’avais besoin d’air pour ne pas suffoquer, j’ai écrit. J’ai beaucoup lu aussi. Des auteurs étrangers, bien sûr, mais aussi une grande partie de ce qui s’est publié chez nous. Beaucoup d’hommes et toutes ces femmes à l’écriture libre, audacieuse et lumineuse, ces têtes chercheuses… qui m’ont donné l’audace qui me manquait. Qui ont ouvert ma pensée, mon imagination et ma langue.


Le noir ne m’a en effet jamais quitté. «Or, le noir», ce sont les premiers mots d’un livre d’artiste – qui a pour titre La passion du sens – que j’ai fait en collaboration avec l’artiste Sylvia Safdie, et le concepteur et directeur des Éditions Roselin, Jacques Fournier, en 1995. Non, cette couleur ne m’a jamais quittée, toujours liée à la difficile quête de sens, liée aussi à la douleur, la grande, l’universelle, de plus en plus présente dans mon travail à côté de la petite, celle de l’intime. Dans mon livre paru en mai dernier – Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut, sorte de lettre à mon fils –, plusieurs pages sont con­sacrées à cette couleur précisément, avec laquelle j’ai voulu lier les deux pôles de dou­leur à première vue, opposés. Je cite deux fois, dans ce livre, Choses vues de Victor Hugo, cita­tions que je veux reprendre ici parce que s’y trouvent superbement concen­trées à la fois la question de l’intime et de l’universel, et celle du noir. La première : «C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder dehors.» La seconde : «l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière».



L.G.: Plusieurs des poèmes inclus dans l’anthologie Negras palabras sont le résultat de collaborations avec des artistes en arts visuels. Que vous apporte ce type d’associations ?



D.D.: Si mon écriture s’est transformée depuis le milieu des années 80, je le dois en grande partie aux nom­breux artistes avec lesquels j’ai travaillé et qui ont accepté que je crée mes fictions à partir de leur travail, que je devienne cette espèce d’oiseau rapace qui dévore leurs œuvres comme des proies... faciles. Ces œuvres — celles de Betty Goodwin, Michel Goulet, Irene F. Whittome, Monique Bertrand, Alain Laframboise, Peter Krausz, Françoise Sullivan et Louise Viger, entre autres — ont bousculé mon imagi­naire, ma pensée, mon émotion et ma langue, m’ont obligée à dépla­cer mon regard, à questionner les liens troublants qu’entretiennent, à notre insu, l’intime et le politique. Sans elles, j’aurais sans doute hésité à m’aventurer sur certains chemins de traverse, particulièrement périlleux, hésité à regarder de trop près certaines douleurs et certaines violences. J’aurais été sans ressource devant mon propre désarroi. J’aurais peut-être essayé de détourner mon regard, plutôt que de vivre à fond ce redoutable et pourtant essentiel dépaysement. Je me serais mise à radoter — parce que c’est rassurant —, en passant à côté des coïncidences et des fulgu­rances que génèrent les complicités.


Pour un colloque qui a eu lieu en France, au début des années 90, et qui avait pour titre Aux armes, écrivains, je me suis servie d’une sculpture de Michel Goulet – artiste avec lequel j’avais déjà travaillé – pour parler de ma démarche d’écrivaine. Il s’agit de Games, une œuvre qui comporte quatre éléments: au sol, une petite maison en acier noir dont la toiture est traversée par une vrille – noire elle aussi –, une vraie, appuyée contre un mur; au sol encore, la crosse d’un fusil – noir lui aussi –, un vrai, qui passe tout près de la petite maison sans la toucher et dont le canon, parallèle à la vrille, pointe vers le haut et soutient savamment un dictionnaire Webster percé — par la vrille avant l’assemblage — du côté opposé au canon. En fait, tout est là: l’intimité par le biais de la petite maison, le monde et sa menace avec le fusil, la langue avec le dictionnaire et l’écriture elle-même avec la vrille atteignant le cœur de l’intimité. Je me permets de reprendre ici un passage de cette communica­tion: «Tout est si précaire. Y compris l’infini. Un fusil menace la toiture de la petite maison qu’une vrille traverse déjà. Quand ma mère s’in­quiétait de me voir écrire tant de livres «si noirs», comme elle disait, j’avais toujours le goût de lui murmurer à l’oreille qu’il n’y a pas d’abri, que le monde nous traverse, et qu’à portée de ma main, dans les diction­naires, il y a tous ces mots étranges qu’elle ne prononçait qu’à voix basse.»


Quant à l’anthologie Negras palabras, qui est à l’origine de notre entretien, je me rends compte – et c’est un beau hasard – que les textes qui la composent présentent une sorte de typologie de mes collaborations avec les artistes : «Black Words», le texte épo­nyme, a été inspiré par l’ensemble du travail – que je connaissais bien – de Betty Good­win avant qu’à son tour l’artiste réagisse à mon texte avec des impressions numériques et des dessins inédits ; Tombeau de Lou a surgi de Visions domestiques, une série de photographies qu’Alain Laframboise m’avait remises avant l’événement de la mort de Lou, l’amie, la sœur choisie ; «La pose» a été écrit à partir d’une photographie de Cindy Sherman, Sans titre no 153 – l’une des 3300 œuvres de la collection permanente du Musée d’art contempo­rain de Montréal – en réponse à une demande de Michelle Cor­beil alors directrice du Mondial de la littérature ; «Avant l’aurore» a été réalisé pour un portfolio qui a pour titre Noir – commande qu’on m’a sans doute passée à cause de ça – et auquel ont participé sept artistes euro­péens dont je n’avais pas vu le travail pour ce projet avant qu’on l’ait associé au mien ; «Une impro­bable rédemption» accompagnait Charbon noir Cendre de charbon Charbon blanc, l’œuvre d’André Fournelle, présentée en 2010 à la galerie Éric Devlin dans l’exposition Black Fire. (Comme cela m‘arrive souvent, j’y fais aussi référence à une photographie vue dans un musée, Carrying the Skele­ton, de Marina Abramovic – une artiste que je ne connais pas personnelle­ment.)


J’ai écrit le mot collaborations, je devrais plutôt dire accompagnements. Car j’ai besoin de ces complicités – dont je parlais plus tôt – qui sont également littéraires, inscrites dans des exergues ou sous forme de références à l’intérieur même des textes ; besoin de me sentir accompagnée jusque dans la solitude de la salle de travail. Dans Negras palabras, on retrouve ainsi Ingeborg Bachmann, Monique Proulx et Joël Des Rosiers, poète d’origine haïtienne, auquel j’ai emprunté le titre du dernier texte de l’anthologie, «Sur fond d’océan».







Black Words. Negras Palabras
Denise Desautels

Traducción de Myriam Montoya
Edicion bilingue francés-español
Número de páginas: 105
Encuadernación: rústica con solapas
ISBN: 978-098527908-0
Precio: 12 euros
Año: 2013